Les lieux et leur imaginaire

Les lieux me parlent. Comme à tous, même si certains ne les écoutent pas. Une langue qui n’en est pas une, à la fois familière et étrangère. Que j’entends, comprends peut-être, sans la connaître. Une langue d’avant les langues ? Une parole au-delà des mots ? Ou simplement une autre langue ?

Les lieux nous parlent. S’adressent-ils à nous ? J’ai plutôt le sentiment qu’ils nous ignorent. Mais nous les entendons. Sans rien dire, ils se disent. Comme une personne, qui, quand elle apparaît, se livre dans sa manière d’être. D’elle, un je-ne-sais-quoi se dégage. D’emblée nous le ressentons, au risque de nous méprendre. Cette éventuelle méprise laisse bien entendre qu’un quelque chose était à comprendre : une humeur, une atmosphère, un état d’esprit, voire une personnalité tout entière, qu’aussitôt nous devinons, sans jamais vraiment y accéder.

À leur façon les lieux sont des êtres. Leur mode d’expression est la façon dont ils s’offrent. Comme si chaque espace était évocateur. Son agencement, sa disposition, sa courbure sont révélateurs. De quoi donc ? De lui-même, de la façon dont il s’est formé, dont on l’a transformé, mais aussi de la façon dont je l’aborde, m’y engouffre et m’y faufile.

Les lieux, les paysages chuchotent à mon oreille qu’il faut passer par ici, regarder par là-bas, se laisser descendre sur cette pente, remonter sur cette autre, zigzaguer par ci par là ou courir en droite ligne, s’élever ou s’arrimer. Ils me disent comment les aborder, par où les accoster, m’y enfoncer et m’y arrêter, m’y installer. Ils me disent même comment les contempler. Les mouvements de mon corps et de mon imagination répondent à ceux du monde, comme mon esprit navigue sur la musique, comme mon regard vagabonde dans un tableau.

Mais il y a plus. Les lieux nous parlent parce qu’ils ont une aura, un halo insaisissable et pourtant si présent. Un double spirituel d’eux-mêmes qui fait corps avec eux, comme un sens accompagne la mélodie d’une phrase. Ce double se grave en nous, nous restera en mémoire. Nous le reconnaîtrons en retrouvant ces lieux ou l’associerons à d’autres paysages que nous découvrirons. Cette forme, cette silhouette se murmure au fond de nous, cherche à nous dire ce que jamais nos mots ne pourront traduire, mais que nous entendons pourtant si fort.

Les lieux nous parlent et cette parole tantôt me fascine tantôt me heurte, tantôt m’éblouit tantôt me répugne, souvent m’indiffère, quelquefois me caresse, parfois me blesse. Je les entends bien sûr à travers le prisme de ma sensibilité. Comment pourrait-il en être autrement ? Pourquoi devrait-il en être autrement ? Je les entends comme j’entends toute parole : par un jeu d’associations à des paroles antérieures et à des modes de pensée, qui définissent ma façon d’écouter, de regarder, de sentir, de vivre. Si les lieux parlent à chacun, c’est que simplement chacun les vit à sa manière.

Vivant autrement, d’autres éprouvent les lieux différemment. D’aucuns se complaisent dans des espaces que j’évite, n’iront jamais là où je m’attarde. Certains rêvent de vivre dans des endroits auxquels je ne trouve aucun charme et trouveront banals les recoins qui m’attirent. Les lieux parlent à tous, dans la langue de chacun. Un sens s’en dégage que chacun reçoit à sa manière, mais reçoit néanmoins. Les lieux en sont chargés. Ce sens, est-ce moi, est-ce nous qui le leur prêtons ? Pour une part, cela est manifeste, mais pour une part seulement. Chaque lieu a sa singularité, sa propre densité.

Le Nord n’est pas le Sud, la Flandre n’est pas la Wallonie, Namur n’est pas Liège, la rue Vinâve d’Île n’est pas la rue Souverain Pont… de but en blanc chacun le sent, le ressent et se trouve en plus ou moins grande affinité avec telle région, telle ville, tel quartier. Ce que les lieux nous disent répond à ce que nous sommes. Réciproquement ce que nous sommes ne tient-il pas aussi aux lieux qui sont les nôtres ? Ce qui vient d’eux, ce qui vient de nous s’enchevêtre et s’échange.

Notre perception colore les paysages, qui eux-mêmes la colorent. Cette intrication pourrait se dénouer par une démarche qui se voudrait objective, mais ce serait là perdre le nœud qui nous relie au monde. Ce serait ôter tout sens au lieu pour n’y voir qu’un site, un environnement, un espace neutre. Ce serait renoncer à laisser les lieux nous parler, pour ne faire que les étudier. Les lieux ne parlent qu’à travers leur « double spirituel » : un univers imaginaire qui émane d’eux et suppose que nous y soyons réceptifs. Leur imaginaire ne parle qu’à notre imaginaire.

Bien des fables racontent que la forêt, la mer ou la montagne ne parlent qu’aux enfants et sont inaudibles aux adultes. Elles tiennent une part de vérité. Le monde de l’enfance ne s’est pas dissocié de l’imagination et est en cela perméable à l’imagination du monde. Par le biais de notre sensibilité, de notre imagination et projective et réceptive, nous sommes encore tous des enfants, à l’écoute de la parole des lieux.

Les lieux nous parlent parce qu’ils définissent une manière de vivre et correspondent simultanément à une mentalité. Quoi de plus patent ? En entrant chez quelqu’un, nous entrons dans son monde ; en visitant une ville, nous nous imprégnons d’un certain art de vivre ; en franchissant la porte d’une boutique, nous découvrons un état d’esprit. Avant même de parler à l’habitant, aux citadins, aux commerçants, avant même de les rencontrer, nous découvrons quelque chose d’eux-mêmes dont ils ont imprégné les lieux.

Le phénomène est à la fois simple et complexe. De façon intuitive, nous l’éprouvons de but en blanc, mais ne cherchons que rarement à l’analyser, si tant est que nous en ayons les clefs. Couleurs, luminosités, odeurs, sonorités, types de matériaux, ampleur, ouvertures, agencement des objets, organisation de l’espace, présence du végétal ou d’animaux, nature de l’air, chaleur, ordonnancement, ordre ou désordre, propreté ou saleté… La liste semble inépuisable. Autant d’éléments que nous ressentons d’entrée de jeu, en accordant, pour les uns, plus d’importance à ceci, pour les autres, à cela. Autant d’éléments qui donnent « sa teinte » au lieu. Autant d’éléments qui surtout ne s’additionnent pas les uns aux autres mais s’assemblent pour faire de chaque lieu un tout unique : ce lieu-ci, lié à son propre imaginaire.

La complexité du phénomène n’est pas que dans la diversité des éléments à l’œuvre. Elle réside tout autant dans ce qui l’a engendré. L’imaginaire d’un lieu serait la marque que les humains y ont déposée. Cette formule soulève déjà bien des questions. Comment ce dépôt se fait-il ? Volontairement ou involontairement ? Consciemment ou inconsciemment ? Délibérément ou par nécessité ? En combien d’actions étalées sur quel temps ? Force est de reconnaître que la réponse ne peut être univoque. Une multitude d’êtres en interaction contribuent de manière multiple à générer un lieu et simultanément à le colorer d’une certaine atmosphère.

Parallèle à l’évolution effective d’un lieu, se développe son imaginaire. Il en est comme la mémoire vivante, mémoire de ceux qui y ont vécu, qui l’ont métamorphosé pour y vivre. Mémoire dont, le plus souvent, nous n’avons pas conscience, que nous éprouvons néanmoins, en vivant dans des espaces que d’autres ont mis en forme. En flânant dans le jardin d’un autre, comment ne pas se sentir un peu dans sa tête ? Comment visiter un pays étranger sans un peu ressentir la mentalité de ses habitants ? Ils l’ont déposée un peu partout. Passé toujours présent où se dessinent des comportements passés, présents et à venir. L’instant furtif où nous humons l’ambiance particulière d’un lieu révèle une temporalité multiple.

Non moins complexe est la façon dont nous accueillons cet imaginaire. Aussi spontané soit-il, le phénomène est énigmatique. Le jugement de valeur en est un exemple flagrant. Nous apprécions cet endroit-ci, détestons celui-là, précisément parce que l’imaginaire de l’un correspond au nôtre et celui de l’autre en est aux antipodes. Nous percevons les lieux à travers notre éducation, notre milieu, toute notre culture et, de façon obscure, les structures profondes de notre identité. Notre disponibilité reste toutefois une question incontournable. L’altérité est au cœur de notre réceptivité : confrontés à un univers différent du nôtre, nous l’éprouvons de l’intérieur. En entrant dans un lieu, nous entrons simultanément dans son état d’esprit, à moins que ce soit lui qui nous pénètre. Sans être identiques, les deux – le lieu et son état d’esprit – ne font qu’un, leur distinction est inapparente. Dans notre vécu, l’imaginaire du lieu se mêle à sa réalité.

Cet imaginaire, enfin, n’est-il qu’humain ? Si l’on comprend aisément qu’il est fruit d’actions humaines, il faut aussi admettre que d’autres acteurs y contribuent. Nous éprouvons tout autant l’atmosphère de lieux sauvages. Une steppe désertique, une colonie d’oiseaux marins sur une falaise, une forêt primaire, les sommets dénudés d’une montagne ont eux aussi leur ambiance. L’habité a ses imaginaires, le sauvage a les siens et nous pouvons aisément envisager la multitude des entre-deux. La nature a-t-elle ses propres états d’esprit ? Hypothèse téméraire. Le sauvage a été perçu très différemment dans les sociétés traditionnelles ou dans les sociétés occidentales, dans l’Antiquité ou au Moyen-Âge, aux temps modernes ou à l’époque romantique, aux différentes périodes du XXe siècle ou en ce début de XXIe siècle. L’imaginaire du sauvage serait donc culturel, à cela près qu’il hante toutes les cultures. Une vapeur de sacré se dégage des espaces résolument naturels que chaque société traduit dans ses propres catégories. Un sens du sauvage, dans son irréductibilité à l’humain, résonne en ce qui nous échappe, nous dépasse, nous menace ou nous enracine, et joue sur notre imagination[1].

Qu’il soit sauvage, qu’il soit marqué par la main de l’homme ou qu’il soit totalement aménagé, quelque paysage que ce soit est parlant. C’est l’espace lui-même qui parle. Les lieux nous parlent parce qu’ils donnent forme à notre vie. Cette mise en forme de l’espace est l’imaginaire, le nôtre comme celui des lieux, dans un seul et même geste.

Dans cet océan de complexité, un îlot émerge : lieu et manière de vivre se répondent. Tous deux sont indissociables. La vie épouse les lieux. Nos lieux de vie en disent long de nous-mêmes. Nous pourrions, dès lors, imaginer une « psychologie » des lieux, cherchant à comprendre la personnalité de chacun d’eux, ou, en évitant un excès d’anthropomorphisme, imaginer une « axiologie » des lieux, étudiant les valeurs, les manières d’être qui s’y expriment. Projet démesuré sans doute, dont chacun néanmoins détient quelques lambeaux.

Comment s’y engager sinon en assumant sa subjectivité ? Certains lieux me fascinent et j’y suis comme un poisson dans l’eau, d’autres m’affligent et je m’y sens étranger. Il est toutefois frappant que je puisse me sentir étranger aux lieux mêmes que je fréquente. Comment, dans mon époque, dans ma société, puis-je me sentir étranger à cette époque, à cette société ? Ce sentiment, ne sommes-nous pas nombreux à le partager ? Vient-il de nous ? Vient-il de ces lieux eux-mêmes ? Les deux nécessairement. Ces lieux me parlent ma propre langue, que je comprends, que je ne comprends que trop, mais qui m’est étrangère. Notre société n’a-t-elle pas le secret de produire des espaces dont certains usagers sont eux-mêmes désappropriés, comme si leur propre monde n’était plus le leur ?

À rebours, d’autres espaces d’aujourd’hui me semblent ouvrir une porte, esquisser un monde où je pourrais rêver de vivre, un monde dont je ne puis m’empêcher de penser qu’il peut être précurseur. Sans verser dans le passéisme et le fantasme régressif de retrouver un paradis perdu, mythique, où chacun faisait corps avec son chez soi, dans les frontières de son quartier, de sa région, de sa nation, je vois dans l’aujourd’hui différents modèles possibles. Notre époque mondialisée n’est pas univoque. Il n’y a pas une mais des mondialisations. Elles se traduisent dans notre monde par des lieux très différents, qui ont la particularité de se retrouver parfois côte à côte, parfois aussi de s’emmêler. Chercher à comprendre l’imaginaire de chacun de ces lieux, ne serait-ce pas aussi éclaircir les possibilités d’avenir qui s’y esquissent ? En s’efforçant de lire les lieux que notre société engendre, cet essai ne peut qu’interroger son devenir, ses devenirs multiples et contradictoires.

Quels lieux fallait-il analyser ? Lesquels sont symptomatiques de nos imaginaires contemporains ? Il serait possible de partir aux quatre coins du monde pour y découvrir les paysages les plus spectaculaires et aussi les plus terrifiants, les plus courus et les plus fuis. Aller à la découverte de Dubaï, de Sidney ou de Bilbao, du parc national du Yellowstone ou des hauts plateaux du Népal… Aller à la découverte de Fukushima, des ruines d’Alep ou du camp de Moria, de la banquise de l’Antarctique ou du barrage des Trois Gorges… Tous ces lieux sont chargés d’un imaginaire, témoignent de notre époque. Le voyage serait saisissant et contrasté. J’ai fait le choix inverse : regarder les paysages de mon quotidien. Ces lieux aussi me parlent. Plus « banals », ils ne sont pas moins symptomatiques. Ils révèlent des tendances récurrentes, des propositions conjointes. En eux s’entend aussi l’esprit, ou les esprits, du temps.


  1. Les œuvres d’Alain CORBIN, celles de Philippe DESCOLA et de David ABRAM sont, entre autres, des portes grandes ouvertes pour interroger cet imaginaire de la nature.

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Le paysage et son double Droit d'auteur © 2020 par Vincent Furnelle est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.

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