La main de l’homme

« Nul ne peut exister sans laisser de traces. »

Baptiste Morizot

« Ville », « campagne », « nature » … La banalité de ces mots me donne la conviction qu’ils correspondent à une réalité, qu’il y a des zones urbaines, des régions agricoles, des espaces naturels. Les choses sont claires, distinctes. Ma géographie mentale est faite de découpages. Je constate bien sûr qu’il y a des intermédiaires et des chevauchements : les banlieues vertes, les campagnes urbanisées, la nature en ville. La confusion gagne du terrain. En témoigne l’apparition de nouveaux mots : rurbanisation, tiers paysage… Ils sonnent de façon un peu barbare, mêlent les cartes de mes représentations, font état d’un brouillage. Bref, ils me dérangent. Je reste solidaire de mes bons vieux découpages.

Il me suffit pourtant d’ouvrir les yeux pour réaliser qu’ils sont fuyants. Où commence la ville ? Où finit la campagne ? Quelles sont les limites de la nature ?

Aujourd’hui, je change de mots, de découpage et de regard : partout je chercherai la main de l’homme. Sur son passage, il a domestiqué les lieux. Se déplacer, se loger, cultiver, produire, se rassembler, se divertir, éduquer ses enfants… laissent des marques. Les paysages portent la trace de l’histoire.

« En ville », impossible de m’y tromper : tout est sculpté. Dans les rues de Liège, je marche sur des couches de civilisations, même la Meuse y a été apprivoisée et les coteaux de la Citadelle mis en cage. Dans les plateaux voisins, je retrouve la main de l’homme qui a lissé, peigné, enclavé, géométrisé la « campagne ». J’en viens à chercher du « naturel ». Les forêts ardennaises ? Sillonnées, exploitées, entretenues. Le sommet des Fagnes ? La griffe des hommes y est flagrante. La quête de paysages indomptés semble bien improbable. Deçà-delà, il en reste des lambeaux, dans les recoins inaccessibles au cœur de lieux inabordables.

Partout ailleurs, il me reste à contempler l’étreinte de l’homme et des éléments. Empreinte parfois respectueuse, parfois brutale. Parfois discrète, parfois patente. Parfois rusée, parfois barbare. Tantôt éphémère, tantôt obstinée. Souvent réversible, trop de fois irrévocable.

Des blessures me reviennent en mémoire : la rigidité des immeubles le long des côtes espagnoles, la violence du béton sur les collines d’Agrigente, le bouchon d’une tour de refroidissement dans le lit du Rhône, les escadrilles d’éoliennes en Andalousie, le quadrillage uniforme des grands plateaux agricoles…

D’autres souvenirs sont des caresses : dans les Baronnies, le village de Montbrun uni à la paroi et l’escalier indécis de vieilles oliveraies, les collines de Ségeste convergeant vers le temple antique, les veines de saules têtards dans le corps des polders flamands, le rythme complexe d’un autre ensemble d’éoliennes sur le plateau de Langres…

La nature a ses façons de dessiner, l’homme les siennes. J’identifie, nous identifions facilement le geste des hommes : blocs, masses, nœuds, traits, voies, axes, plages, plans, creux, buttes, paliers… autant de traces humaines posées dans les formes de la nature. Les deux créateurs en certains lieux collaborent, en d’autres s’ignorent ou rivalisent. Où que ce soit, nos yeux peuvent démêler le travail de l’un, le travail de l’autre, et retrouver ensuite leur enchevêtrement.

Mémoire d’une guerre ou d’une complicité, les paysages unissent la main de l’homme aux forces de la terre. « Nature », « ville » ou « campagne » sont toujours un mariage. Bien entendu, nous espérons tous un mariage heureux.

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Le paysage et son double Droit d'auteur © 2020 par Vincent Furnelle est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.

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