9b. La présence des lointains

Sitôt après avoir quitté l’autoroute, je monte une petite côte parmi les champs et, soudain, le paysage s’envole. J’approche de la crête, la rejoins et la franchis. En même temps que j’ai, moi aussi, le sentiment de m’envoler, je vois la vallée se creuser, s’approfondir et s’élargir. Là au loin, l’horizon monte vers le ciel. Sur l’autre versant de la vallée, les coteaux, couches de bleuté superposées, peu à peu se déplient et se déploient, à gauche, à droite. Quelques lignes très simples, d’où les détails s’effacent dans la brume.

Tendu vers ces lointains, mon regard en oublie l’avant-plan, une surface de champs qui s’aplanit avant de replonger vers le lit invisible de la rivière. Le fond de la vallée se perd derrière un repli du relief. Je ne vois que l’autre pente. Peu à peu, j’y distingue la masse des bois, l’ouverture des prairies, quelques pylônes, le chapelet des maisons le long des routes. En somme, peu de choses précises, juste quelques éléments englobés dans le paysage. Avant que je ne puisse davantage détailler ces éléments, un premier creux du relief où s’enfonce la route me dissimule la perspective.

Ailleurs, en montagne, la ligne de crête serait spectaculaire. Ici, sur le bord d’un plateau agricole, elle est presque imperceptible. Un mol arrondi de la route, où, tout à coup, l’espace se dilate.

La conduite en voiture m’oblige à ignorer le plus proche, ou à n’y jeter qu’un coup d’œil. Route rectiligne, compteur à nonante, tout m’incite à regarder devant moi. En l’absence d’obstacles, seuls les lointains attirent mon attention. Les éléments y sont plus denses et, surtout, ils ondulent, en réponse à ma vitesse. Une chorégraphie de collines.

Quel est l’imaginaire de ce passage par la crête ? Le lieu, en soi, est ordinaire : un axe routier qui quitte l’autoroute, se rapproche d’une petite ville dans un mélange de ruralité et d’urbanisation commençante. Sa singularité se joue à l’horizon, sur l’autre pan de la vallée. Les lointains font bel et bien partie du lieu. Ils l’élargissent et lui donnent une profondeur.

Ce passage est une porte dans le paysage, une porte d’où les lointains se révèlent. Rien qu’un seuil où nous ne sommes plus ici, ni dans le proche ni dans le voisinage, mais là-bas, sur l’autre versant. Le regard est tourné vers l’ailleurs, au large de l’immédiat. Détaché et contemplatif, il découvre un paysage de lignes mouvantes, de volumes enlacés, s’absorbant et se déliant. Non un lieu de vie, mais la vie des lointains.

Les horizons se balancent. Les collines se lèvent vers le ciel, se dégagent peu à peu les unes des autres. Les bois s’agrandissent, les prairies s’élargissent. Une route là-bas part en lévitation. Lentement des pylônes sortent de terre et s’enfoncent dans l’air. Tous les éléments entrent dans la danse : une gestuelle silencieuse, orchestrée, synchronisée. Ondulation hypnotique. Le paysage se réveille dans l’irréel.

Espace ouvert au rêve. Que se passe-t-il là-bas ? Comment la vie s’inscrit-elle dans ces courbes dansantes ? Qui habite dans ces maisons de l’horizon ? Où conduisent ces routes remontant les collines ? Le quotidien apparaît au loin, comme, lorsqu’en avion, nous approchons du sol et découvrons des villages et des voitures que nous ne verrons jamais de près. Là au loin, à quoi donc s’affairent les humains ?

Peut-être est-ce cela, la présence des lointains. Une façon de voir l’ailleurs plutôt que l’ici, l’avenir plutôt que le présent. Une façon de réinscrire le quotidien dans un ensemble bien plus vaste. De voir l’homme dans le paysage. De se voir soi-même comme un élément d’un tout.

Tout cela ne dure qu’un instant. Aussitôt le regard s’ébroue, revient à la route, au tournant à prendre. Les préoccupations immédiates reprennent le devant. Le quotidien a perdu ses lointains.

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Le paysage et son double Droit d'auteur © 2020 par Vincent Furnelle est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.

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