6b. Un quartier minéral

Il faut bien sûr que nos villes se rénovent, que l’urbanisme innove. Les choix politiques se doivent d’être progressistes. Aujourd’hui fleurissent les «  éco-quartiers », qui, s’ils portent tous le même nom, ont des visages bien différents. Certains d’entre eux ont un air de famille, et parfois même de copies conformes.

Celui-ci ressemble en effet à bien des autres : des bâtiments cubiques, ocre et gris, de trois ou quatre étages, avec de grandes baies vitrées. Les étages sont dévolus à l’habitat, les rez-de-chaussée au commerce. Ces édifices, bien alignés, bordent un passage piétonnier, une promenade – son nom du moins le prétend – au sol pavé, où, en centre-rue, quelques réverbères sont implantés. Des matériaux industriels, des formes linéaires, simples, sans fioriture et surtout sans extravagance. Tout cela donne une image de modernité. À mes yeux, de déjà-vu.

L’ensemble est propre et net, et paraît accueillant. Si ce n’est qu’une proportion importante des espaces commerciaux tardent à être occupés… Je ne m’arrêterai pas aux bâtiments, en brique, en béton et en verre, et me contenterai d’observer à mes pieds le sol. Des pavés ! Les voilà revenus à la mode, si bien adaptés aux piétons. Ceux-ci sont toutefois un peu singuliers, non de vieux pavés irréguliers, mais de parfaits carrés, presque sans relief, à peine bombés. En les détaillant avec un peu d’attention, je constate qu’il s’agit de faux pavés, de très faible épaisseur, attachés les uns aux autres sur de grandes dalles rejointoyées entre elles. L’ensemble repose sur une chape de béton. Un pavage bien lisse, parfaitement régulier, et dans la forme et dans l’assemblage. Un beau carrelage, digne d’une salle de bal.

Par ailleurs, en toute cohérence, il n’y a ici ni arbre ni aucune plantation, seules quelques grandes jardinières où les plantes et les fleurs paraissent toujours un peu artificielles. Le végétal, toujours enclin à déborder ou à dépérir, ferait sans doute négligé. Ne parlons pas des mauvaises herbes, exclues par principe. Seuls poussent les réverbères, bien droits, bien alignés.

Les mots n’ont pas le même sens pour tous. Je me faisais une autre image du préfixe «  éco- » et du substantif «  promenade ». J’y attachais un quelque chose de sinueux, d’aléatoire, de non maîtrisé, de vivant tout simplement…

Reste à cerner l’ambiance du quartier. Oublions les infrastructures, les habitants et les commerces – qui se font attendre –, ne considérons que les dehors. Que nous disent-ils ? En quoi peuvent-ils séduire les uns et exaspérer les autres ? De parfaits simili-pavés sans la moindre trace de végétaux. C’est propre, c’est net ! Une galerie commerçante à ciel ouvert. Des arbres feraient tache. Non seulement ils perdraient leurs feuilles, mais surtout s’enracineraient dans la terre, qui pourrait bien se répandre autour d’eux. Les joints incertains entre de vrais pavés pourraient laisser la crasse s’incruster. Elle s’attacherait aux chaussures, salirait les magasins et l’intérieur même des habitations. Ici la terre est abolie. Sous les pavés, rien n’est à imaginer. Ni plage ni terre, ni gouffre ni ténèbres. La surface se suffit à elle-même. Tout le quartier est une grande surface.

L’atmosphère en découle. Tout est policé et bienséant. La vie de quartier idéale : un monde Lego, sur sa grande plaque, souriant et courtois. Comment ne pas l’aimer ? Il est sage comme une image – une image érigée en réalité. Un univers minéral, rectiligne, clean et bien rangé. Sans aspérité et sans envers ténébreux. Un peu le pays de Noël que «  Monsieur Jack » de Tim Burton découvre avec incrédulité.

But look, there’s nothing underneath.

No ghouls, no witches here to scream and scare them.

[…]

The monsters are all missing.

And the nightmares can’t be found.

And in their place there seems to be

Good feeling all around[1].

Mais où donc est passé l’obscur envers des choses ?


  1. BURTON Tim «  What’s this ? » in : The Nightmare Before Christmas, Touchstone et Skellington Inc., 1993.

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