3b. L’habitat groupé

Depuis des années, la ferme était à l’abandon. Dépassée par l’agriculture contemporaine. Démesurée pour une résidence unifamiliale. Le toit s’était écroulé. Les murs tombaient en ruine. Les orties et les sureaux gagnaient du terrain. Seuls les rouge-queues y habitaient encore. Chaque fois que j’y passais, je la regardais avec une certaine nostalgie, comme le témoignage d’un passé révolu.

Le bâtiment avait pourtant du caractère. Au bout du village, en haut d’une prairie dévalant vers le ruisseau, entourées de grands frênes et de vieux saules, deux longues bâtisses, légèrement incurvées l’une par rapport à l’autre, en pierre de taille et en briques artisanales. Les charpentes séculaires, de plusieurs dizaines de mètres de long, étaient imposantes. Même complètement délabrées, les entrées de la grange étaient, elles aussi, majestueuses.

S’atteler à une restauration semblait utopique : il aurait fallu des budgets extravagants, de loin supérieurs à ceux requis pour une construction neuve. La ruine allait poursuivre son œuvre.

Et puis ces jeunes ménages sont arrivés. Ils ont subdivisé l’ensemble de l’édifice en tranches, une par famille, tout en gardant une partie commune. Il leur a fallu des années pour obtenir le permis de bâtir, des années encore pour faire les travaux, qui sont encore en cours. Certains venaient chaque week-end y travailler. D’autres ont vécu longuement dans une yourte, derrière la maison. Les premiers se sont installés à l’extrémité du bâtiment, qui, famille après famille, s’est rempli.

Maintenant, la bâtisse revit, forte de cinq ménages. Chaque fois que j’y repasse, des enfants surgissent de partout, en petites meutes. De nouvelles plantations surgissent : des arbres fruitiers, des potagers, une serre… Des cabanes se construisent. Des vélos, des jeux traînent un peu au hasard, et plus loin divers outils. Non seulement la vie a repris le dessus, mais elle a changé de visage. Ce qui a été autrefois une ferme familiale est devenu un hameau.

En contrebas du village, en surplomb des prairies, la ferme s’était calquée sur le paysage. Elle a gardé son identité à travers les siècles. Avec la restauration actuelle, liée à une mutation et à une revitalisation, cette identité se transforme. Ce qui était une exploitation agricole est aujourd’hui un ensemble d’habitats ; ce qui était dévolu à une seule famille a désormais un caractère collectif. L’habitat groupé a offert la possibilité de perpétuer l’histoire. L’esprit des lieux, sans avoir été trahi, s’est métamorphosé.

Le principe même de cet habitat groupé change les rapports sociaux : vivre à plusieurs familles dans le même bâtiment, avec des parties privées et des parties communes, conduit à des relations d’entraide et d’intimité accrues, sûrement difficiles à gérer. Les autres y sont plus que des voisins sans pour autant faire partie de la famille.

Les abords en portent l’empreinte. Si, à l’avant et à l’arrière du bâtiment, chacun a mis sa touche personnelle à sa partie de maison, quelques mètres plus loin les limites disparaissent et l’appropriation devient collective. Les extérieurs – un peu jardin, un peu prairie, un peu friche – sont partagés. Les enfants y jouent ensemble, plutôt par tranche d’âge que par fratrie. Impossible, pour celui qui ne fait que passer, de savoir qui sont les enfants de qui. L’habitat groupé engendre des enfants un peu grégaires, circulant d’une famille à l’autre. De même, les plantations, les potagers, certains gros travaux, la grande cabane en forme de tourelle… sont des réalisations communes.

Notre société, depuis des siècles, vit dans la distinction de la sphère privée et de la sphère publique. L’aménagement du territoire en est largement tributaire : l’espace est tantôt public, tantôt privé. L’entre-deux fait exception et mérite toute notre attention. Il y a un demi-siècle, Pierre Mayol, dans la foulée de Michel de Certeau, analysait la vie de quartier comme une « privatisation de l’espace public ». « Le quartier s’inscrit dans l’histoire du sujet comme la marque d’une appartenance indélébile dans la mesure où il est la configuration première, l’archétype de tout processus d’appropriation de l’espace comme lieu de la vie quotidienne publique. »[1] La complexité des relations de voisinage et le rôle des convenances que ces relations exigent sont la conséquence de cette appropriation : tous les habitants du quartier doivent coexister dans le même espace « privé-public ».

En quelques décennies, cette vie de quartier a, dans l’ensemble, évolué vers plus d’individualisme. Par contre, d’autres modèles surgissent. En l’occurrence, les extérieurs de cet habitat groupé, s’ils sont bien entendu des espaces privés, sont aussi des espaces partagés. Nous pourrions en parler comme d’une « communautarisation de l’espace privé ».

Ce « terrain commun » pourrait-il être la matrice d’un autre « vivre ensemble » ? Les enfants, en y jouant, l’esquissent. L’avenir dira quelles formes politiques ils pourront lui donner.

Quant à la ferme, ayant échappé à la ruine, elle est à nouveau pleine de promesses.


  1. DE CERTEAU, Michel, GIARD, Luce, MAYOL, Pierre, L’invention du quotidien, tome II, Gallimard, 1980, p. 23.

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Le paysage et son double Droit d'auteur © 2020 par Vincent Furnelle est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.

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