17a. Une valériane dans la fissure

Soucieux de propreté, attentifs à notre image sociale ou préoccupés d’entretenir ce qui pourrait se dégrader, nous balayons devant notre porte. Entre les pavés, résolument, les « mauvaises herbes » reconquièrent le terrain.

Dans une marche fissurée de l’escalier, une valériane s’est faufilée. Jour par jour, feuille par feuille, fleur par fleur, elle grandit, gagne du terrain. Je lui laisse sa chance. Peu à peu, elle déborde et recouvre la marche. Cette fissure dans le pavé, à laquelle je ne faisais pas attention, – l’effritement est la destinée banale des vieilles pierres –, prend vie. Cette fracture jusqu’à présent insignifiante se découvre sous un jour nouveau. À chaque fois que je rentre à la maison, j’y jette un œil complice.

Rien que d’ordinaire dans cette touffe de végétal. Ce contre quoi chacun lutte au quotidien – une détérioration qui, petit à petit, grignote nos lieux de vie. En soi, un détail, qu’on élimine d’un geste pour éviter qu’il ne s’étende. Si nous le laissons se développer, il pourrait bien vite prendre le dessus et abîmer, ou même détruire, ce qui nous a coûté de l’argent et du travail.

Cette fleur dans l’escalier n’est qu’une pointe de laisser aller, qui pourrait passer inaperçue. Seul un regard myope, un tantinet maniaque, la remarque. Regarder l’herbe qui pousse entre les pavés… autant dire se focaliser sur un détail. En scrutant cette pousse rebelle, je vois le minéral se fendre, je vois des courbes vivantes coloniser un monde d’angles et de fractures, une touche de verdure se faufiler dans les gris. Le tout en gros plan, dans l’ignorance du contexte. Vision onirique, un peu candide.

Autre chose toutefois se laisse deviner – le fond de la fissure. Cette fêlure dérisoire ouvre sur la pénombre où toute vie finit par s’effondrer. « D’où les choses ont leur naissance, vers là aussi elles doivent sombrer en perdition. »[1] Cette faille dans l’escalier n’est-elle pas l’écho de celle qui, peu à peu, mine notre vie ? « Toute vie est bien entendu un processus de démolition »[2] disait, dans une lucidité glaçante, Scott Fitzgerald dans « La fêlure », sa dernière nouvelle. Toute fêlure donne sur un gouffre.

Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi !

Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide[3].

Ici, au contraire, du gouffre remonte la vie. Par une fente d’où la terre s’est offerte au ciel, elle a surgi. La faille où tout s’effondre est aussi le seuil d’où tout émerge. Du fond obscur, où notre regard se perd, une fleur a vu le jour.

Non seulement une fleur, tout un univers. Dans un début de ruine, le végétal regagne du terrain. Reconquête infime, qui néanmoins révèle tout autre chose. En cette bribe de nature qui s’est glissée au seuil du quotidien se découvre un monde qui nous ignore, nous précède et nous déborde. Sous le temps de notre vie domestique, celui des horloges, et sous le temps même de l’histoire, une autre vie suit sa poussée, un autre temps perpétue son flux. Le sauvage est à notre porte sous les dehors d’une valériane.

Ce n’est bien sûr qu’une herbe, le fruit d’une négligence… mais aussi le premier signe d’une altérité troublante.

Échappé de la fissure, l’esprit de l’herbe folle surgit, ambivalent, oscille entre l’insignifiant, parfois mignon, et la sauvagerie, toujours démesurée. Bien peu de choses, si ce n’est l’indice d’une toute puissance qui nous dépasse, et de loin. Nous pouvons lui résister, veiller à l’entretien. Nous pourrions aussi la laisser nous submerger et assister à la ruine de notre propre monde. Quelle que soit notre attitude, nous sommes voués à un entre-deux, à cheval entre la vie domestiquée et l’inapprivoisable.

Cette valériane dans l’escalier est l’aveu de notre équilibre vacillant.


  1. ANAXIMANDRE, cité par NIETSZCHE, Friedrich, « La philosophie à l’époque tragique des Grecs » dans Écrits posthumes 1870 - 1873, Gallimard, 1975, p. 225.
  2. FITZGERALD, Francis Scott, La Fêlure, Gallimard, 1963, p. 475.
  3. BAUDELAIRE, Charles, « L’horloge », dans Les Fleurs du mal, op. cit., p. 81.

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