12b. La terrasse improvisée

Les terrasses de café sont des institutions séculaires. Aux premiers jours de beau temps, aux premiers rayons de soleil après la pluie, elles sont prises d’assaut. Les assaillants ne sont pas partout les mêmes. Comme les cafés eux-mêmes, comme les quartiers, comme les commerces, chaque terrasse a son public. Et les publics ont leurs habitudes et leurs modes. Il y a bien sûr les terrasses archétypales et immuables, celles des grands cafés avec leur auvent, leurs guéridons et leurs fauteuils en rotin, figures indémodables des grands boulevards, un reste de la Belle Époque préservé dans la nôtre. Au fil des décennies, d’autres figures sont apparues.

Depuis quelques années, je vois fleurir des terrasses improvisées. Coins de trottoir colonisés par quelques tables qui n’y étaient pas invitées. À celle où je m’installe, les pavés sont gros et irréguliers ; ma chaise ballotte d’un pied sur l’autre, tout comme la table. Léger inconfort dont je m’accommode volontiers. Le trottoir lui-même est fort étroit : les établissements, avec la bienveillance des autorités, ont empiété sur l’espace public.

Le mobilier lui aussi a ses airs d’improvisation. Ici ce sont des chaises et des tables pliantes ; ailleurs un bric-à-brac chiné dans les brocantes. Dans un cas comme dans l’autre, cela fait provisoire, voire approximatif. Rien de bien durable, ni de précieux. Toutes choses qui pourront, à volonté, être déplacées, rangées, entrées et ressorties.

Le contexte est résolument urbain. Voisin du centre, un peu à l’écart des axes commerçants où règnent les grandes vitrines et les grandes marques, le quartier est une bigarrure de vieux commerces et de boutiques contemporaines, un panaché de cultures artistiques et alimentaires. Le nouveau et l’ancien s’entremêlent. La terrasse elle-même ne modifie structurellement rien au lieu, mais lui donne pourtant un aspect différent, nouveau et plus fantasque.

Nous  sommes  devant  un  cas  typique  de  ce  que  les  Canadiens  appellent « frontage », empiètement de la sphère privée sur la sphère publique, débordement de l’intérieur sur l’extérieur, ou zone frontière entre les deux. Les limites entre le chez soi et le dehors sont floues ; les deux se superposent.

Le lieu, il faut le reconnaître, n’a pas les attraits du grand paysage. De grands immeubles, le va-et-vient des voitures et des piétons, le bruit de fond constant, tout ici contient la sensation d’ampleur. Je suis dos au mur, l’espace se ferme derrière moi. Sur ma droite, le pâté de maisons me laisse bien peu de recul. Le lieu pourtant respire. Comment ne pas sentir la profondeur de la place, même couverte de voitures ? Comment ne pas sentir l’immensité du ciel, dont un large pan se dégage, même sans y prêter attention ? Comment ne pas éprouver ces ouvertures vers le fleuve, même s’il est caché ? L’air de rien, de ma chaise, je jouis de lointains, où mon regard peut vagabonder.

Le public d’une telle terrasse est, on s’en doute, bien défini. Il faut pouvoir se plaire dans cet approximatif et ce fantaisiste. Rien n’est vraiment net ni confortable. On s’y sent même un peu intrus, occupant un trottoir qui ne nous est pas destiné, gênant le passage des piétons. Tout cela est gentiment transgressif[1], brouillant la frontière entre l’espace du café et l’espace de la rue, entre les conversations personnelles et la vie en société. Transgression en somme bien innocente. S’installer sur le trottoir – une attitude bien inoffensive ! Elle serait plutôt de nature à attirer la sympathie, parce que susceptible de développer une vie de quartier, des relations de voisinage ou une certaine complicité. Si les piétons, obligés de nous frôler, ne sont pas de trop mauvaise grâce ou si un passant nous est vaguement connu, ce sera l’occasion de se dire bonjour et peut-être d’échanger quelques mots.

Que se dégage-t-il donc de singulier dans cette inadéquation entre le mobilier et le trottoir ? Quelques chaises bancales sur des pavés instables. Quoi de plus banal ? Quel charme peut-on donc bien y trouver ? Le plaisir enfantin de faire balancer sa chaise d’un pied sur l’autre ? Peut-être. Dans cet agencement amateur et incertain, dans ce flottement, où les choses ne paraissent pas tout à fait à leur place, il y a je-ne-sais-quoi de jouette.

Mais derrière l’apparence ludique, se découvre l’élémentaire – le contact avec le sol. Loin du confort lisse des dalles ou des chapes, l’irrégularité des pavés ne se fait pas oublier. Sur ces chaises instables, même assis, nous restons les pieds sur terre, mais jamais tout à fait assurés. De passage provisoire sur ce sol qui nous accueille, et nous impose ses contraintes – ses bombés, ses fractures, son relief –, il nous faudra bien nous adapter. Par essence, nous sommes attachés à la terre. Le plus souvent, nous l’ignorons. Une instabilité, même ténue, nous le rappelle. L’imaginaire de la terrasse improvisée sur le trottoir ne serait-il pas celui d’un être conscient de son appartenance terrestre ?


  1. DE CERTEAU, Michel, GIARD, Luce, MAYOL, Pierre, L’invention du quotidien, Op. cit., p. 27.

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