12a. La terrasse intérieure

Entre nos achats, nous aimons tous nous poser un instant et parfois prendre un verre. Histoire de nous offrir une respiration avant de partir à l’assaut d’autres boutiques. Bien sûr, le temps manque, il y a encore des courses à faire. Le mieux est de s’attabler à la terrasse la plus proche. Fort judicieusement, elle est là, tout à côté, dans l’allée centrale du centre commercial.

Vous me connaissez déjà un peu, je ne fréquente pas beaucoup ces lieux. Les chaînes internationales, les espaces clos, les lumières artificielles, l’air conditionné, la cohue du début des soldes… ont l’art de me faire fuir. Manifestement d’autres sont plus dociles, voire enthousiastes. Ici on peut rassembler tous ses achats sans même devoir affronter les conditions climatiques.

Je sors du parking sous-terrain et me voilà dans la galerie. Elle ressemble un peu à un aéroport. Elle ressemble surtout à tant d’autres galeries commerciales – les mêmes marques, les mêmes vitrines, la même atmosphère. Aucun dépaysement possible. Non, je suis malhonnête, cette galerie-ci a l’allure sinueuse d’un serpent géant que l’on arpenterait de l’intérieur. Il y a même une toiture vitrée, par laquelle la lumière du jour entre et se mélange à celle des spots. Bref, c’est une réalisation récente, en rupture avec les galeries commerçantes aux couloirs rectilignes et aux plafonds bas. L’architecture contemporaine a retrouvé les courbes.

Voici donc la terrasse. Un ensemble de tables stratifiées et de chaises en plastique au milieu-même du déambulatoire. Le sol est bien sûr parfaitement plat, l’éclairage uniforme, la chaleur constante, le fond musical décontracté. Le confort est sommaire mais garanti. Je peux reposer mes jambes et jouir d’un certain répit entre mes dépenses.

J’en profite pour analyser les lieux. Curieux paysage – un extérieur intérieur, un dehors en dedans.  Une version aboutie des passages parisiens, à la fois « maison et rue » – selon les mots de Walter Benjamin[1]. L’espace pourrait donner la sensation d’être ouvert. Le volume et la profondeur de la galerie rendent ses limites inapparentes et la verrière donne sur le ciel. Ce n’est bien sûr qu’une illusion : ce paysage est sans horizon, séparé du ciel et de la terre. L’air y est captif. Un semblant de dehors, un simili-extérieur.

Pourquoi donc générer des lieux aussi paradoxaux ? Les architectes auraient pu tout aussi bien concevoir de vraies terrasses en extérieur, tout en veillant à protéger les clients des intempéries et à les maintenir tout proches des commerces. Sans doute fallait-il préserver la bulle, la garder repliée sur elle-même, comme si le lieu devait s’enrouler sur lui-même.

Un monde sans dehors. Quand nous en sortons, nous y restons encore. Comme dans ces salles de labyrinthe imaginées par Borges, dont les issues ne donnent que sur… le labyrinthe. Comme avec l’anneau de Moebius, où le recto conduit au verso, qui reconduit lui-même au recto. Ici, l’extérieur est encore à l’intérieur, sans susciter néanmoins un sentiment de claustrophobie. Ce pseudo-extérieur offre une pseudo-respiration, suffisante pour rester en apnée dans cet univers commercial.

Surtout dissuader le client de sortir, d’aller voir ailleurs. Tout est ici ; il n’y a rien d’autre à chercher autre part… si ce n’est le tout autre. Cette galerie commerçante matérialise à merveille la « sphère » repliée sur soi de notre économie globalisée. « L’espace intérieur du monde du capital n’est ni une agora, ni une foire à ciel ouvert, mais une serre qui attire vers l’intérieur tout ce qui se situait jadis à l’extérieur.[2] »

La capture est bien sûr plus imaginaire qu’effective, il suffit de trouver la vraie sortie. Mais si l’imaginaire a bien opéré son envoûtement, l’extérieur reconduit au même intérieur, à un autre centre commercial, un peu différent mais au fond identique. Cet imaginaire se doit d’assimiler ou d’abolir tout réel qui lui est extérieur.


  1. BENJAMIN, Walter, « Paris, capitale du XIXe siècle », dans Œuvres, tome III, Gallimard, 2000, p. 60.
  2. SLOTERDIJK, Peter, Le palais de cristal, Fayard, 2006.

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Le paysage et son double Droit d'auteur © 2020 par Vincent Furnelle est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.

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