11a. L’envers de la zone commerciale

Les commerces se sont repliés sur eux-mêmes dans des espaces spécifiques. Un parking entouré de boîtes à chaussures. Certaines enseignes ont une vitrine, d’autres se contentent d’une entrée, la plus apparente possible. De façon générale, il y a un recto, par où tous entrent, et un verso, que personne ne fréquente. L’étrange est que ce verso peut être du côté des habitations.

C’est ici le cas : comme je sors de cette petite agglomération par un axe principal, j’ai, à ma gauche, un alignement de maisons mitoyennes et, à ma droite, le dos du zoning, qui s’est installé entre la chaussée et le fleuve. Les habitants de ces maisons ont donc comme vis-à-vis des murs aveugles. Ou plutôt un seul grand mur, de toute la longueur du zoning.

En passant en voiture, je n’y prête en général aucune attention. Du côté de la zone commerciale, il n’y a rien à voir, sinon ce mur et un trottoir, où jamais personne ne marche, alors que, de l’autre côté de la route, je peux avoir l’attention attirée par une famille qui rentre chez elle ou par un couple qui sort ses courses de la voiture.

Curieuse sensation que d’être, du côté de la rue, à l’envers du décor. Car il s’agit bien d’un décor. Ces commerces contemporains ne sont, pour ainsi dire, qu’une vitrine, sans nulle arrière-boutique, qui donnerait sur le jardin ou une cour. Rien que des lieux de vente, désertés après l’heure de fermeture. Vus de dos, c’est-à-dire ici du côté de la rue, ils ne laissent rien deviner d’eux-mêmes. Y vend-on de la nourriture pour animaux, de l’électro-ménager ou des vêtements ? En passant, je ne vois que ce rempart de briques rouges, éventuellement, un logo de telle ou telle marque. Soyons contents, ce n’est ni du béton, ni de la tôle.

La route, le trottoir vide, un long mur de bâtiments sans étage, sans fenêtre et sans porte. Ai-je déjà terminé mon analyse paysagère ? Pas tout à fait. Il y a eu le souci de végétaliser le bord de la chaussée : quelques bandes de pelouses et, plantés à intervalles réguliers, des robiniers taillés en boule. Écrin de verdure ou cache-misère ?

Sans doute est-il malvenu de vouloir chercher un esprit des lieux à l’envers d’un décor. Telle est pourtant la réalité : les commerces, vivant sur eux-mêmes, peuvent aujourd’hui se permettre de tourner le dos au reste de la société. Les riverains n’ont plus qu’à vivre face à ce grand dos !

Recto-verso, formule étrange quand il s’agit d’urbanisme, comme si la ville avait un verso. Il faudra pourtant bien le reconnaître. Les centres-villes, les beaux commerces, les quartiers d’affaires… sont de plus en plus une vitrine – au dos de laquelle il vaut mieux s’abstenir d’aller voir. Sans doute, des quartiers malfamés, des bas-fonds ont toujours existé. Ce qui est neuf, ce sont ces envers, où la mise en scène est minimale. Pourquoi soignerait-on l’image de ces lieux sans enjeu commercial et financier ? L’argent se gagne et se dépense de l’autre côté.

Ici, on ne fait que passer… mais les habitants vivent de l’autre côté de la rue. Nous ne sommes pas dans la misère, même si bien sûr les plus fortunés s’abstiendront de vivre le long de cette route. Nous sommes simplement dans la banalité contemporaine. Les devantures d’un côté, de l’autre le quotidien des gens, sans fard, si ce n’est quelques arbres pour masquer l’uniformité. On aurait pu implanter les magasins un peu plus en retrait de la route, mettre de l’habitat en face de l’habitat, ou planter un bosquet plus conséquent, qui aurait donné un véritable tissu végétal au quartier. Mais « la civilisation, on le sait, suit le commerce. »[1] Sans leurs zones de boîtes à chaussures dévolues aux grandes chaînes commerciales, que resterait-il de l’économie de nos petites villes ? Comment pourraient-elles garder un semblant de place et d’importance sur l’échiquier de mondialité ? La priorité a donc été d’implanter ces zonings dans les endroits les mieux adaptés et les plus accessibles en voiture. Quitte à déstructurer l’ensemble du paysage.

En découle un monde compartimenté, aux orientations contradictoires. Comme si chacun restait chez soi, comme si les fonctions (se loger, consommer, se déplacer) étaient cloisonnées, dans le déni de l’urbanité. Pour rendre au quartier sa vitalité, ne faudrait-il pas les faire se chevaucher, les entrelacer, les relier ?

Nos quartiers sont traversés par des frontières internes, des séparations artificielles, bien tranchées. En l’occurrence, ces commerces ne font pas partie du quartier : ils constituent un territoire indépendant, dont le pourtour reste un « no man’s land ».


  1. CONRAD, Joseph, « Un avant-poste du progrès », in Inquiétude, Œuvres tome I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982, p. 749.

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