Le REH, un outil pour observer les résultats de potentiel de lessivage des champs cultivés et construire pas à pas des territoires produisant de l’eau « propre »

Raymond Reau; Sarah Cohen; Claudine Ferrané; Laurette Paravano; et Lorène Prost

Résumé

Dans les aires d’alimentation de captage en France métropolitaine, la stratégie courante pour avoir de l’eau peu chargée en nitrate consiste à chercher à généraliser une bonne pratique, en faisant par exemple de l’appui technique individuel aux agriculteurs sur la fertilisation raisonnée, à suivre leurs pratiques et leur évolution, ou à analyser leur conformité avec la bonne pratique mise en avant. Déjà en place avec Ferti-Mieux depuis les années 1990, cette stratégie n’a pas donné de résultats probants en matière de qualité de l’eau.

À Brienon (Yonne), en 2010, les partenaires de cette aire d’alimentation de captage d’eau potable ont choisi de travailler dans une logique de résultats et d’innovation ouverte, via un projet co-construit par les acteurs du territoire : le syndicat d’eau (REGATE) et les agriculteurs locaux.

Pour observer le potentiel de lessivage du nitrate, depuis 2012, le reliquat d’entrée hiver (REH) est mesuré sur plus d’une centaine de parcelles, soit 1 parcelle sur 4 ou 5, chaque année. C’est l’indicateur de résultat privilégié à l’échelle du champ pour réaliser des pronostics de pertes de nitrate au champ, à l’exploitation et à l’échelle du territoire.

Afin d’obtenir de faibles REH, après mûre réflexion en atelier de conception, les agriculteurs ont choisi de s’engager dans la généralisation des cultures pièges à nitrate afin d’avoir des sols couverts dès le mois de septembre, soit 2 mois avant le début du drainage. Les mesures de REH ont été ainsi complétées par des observations et des mesures rapides d’azote absorbé par les couverts en automne.

Les résultats de cet observatoire des champs cultivés sont rapidement partagés chaque année avec les agriculteurs locaux et avec l’instance de gouvernance du projet, via une animation dynamique interactive. Très vite, les agriculteurs qui faisaient déjà de l’eau peu chargée en nitrate en 2010 se sont sentis encouragés, et la plupart des céréaliers qui étaient en échec au départ sont parvenus à obtenir de faibles REH, via leur apprentissage rapide de la réussite des couverts.

Seulement les couverts se sont révélés souvent insuffisants dans tout ou partie des champs de certaines exploitations, face à la grande quantité d’azote disponible dans le sol en été et en automne. La mobilisation conjointe des mesures de REH et d’azote absorbé en automne, accumulées depuis 2012, a alors permis de caractériser l’azote disponible en été et automne au cours de leur rotation dans plus de la moitié des parcelles de l’AAC, et de fournir aux agriculteurs des informations précieuses sur la dynamique de l’azote et sa variation entre champs d’une même exploitation. Forts de ces connaissances, des changements ont été réalisés par des agriculteurs, et le territoire est parvenu à atteindre son objectif de résultat dès 2017, comme le montre le tableau de bord de l’année, un outil utilisé pour l’appui à la gouvernance du projet.

Afin de consolider ces premiers résultats, depuis 2018, plusieurs éleveurs mobilisent cette connaissance fine de l’azote disponible dans leurs champs cultivés pour revoir la gestion de l’azote dans leur exploitation, afin de régulariser les bons résultats à l’échelle du territoire.

Le REH s’avère ainsi utile dans la gestion dynamique et la réussite du projet de ce territoire, en permettant de reconnaître les agriculteurs émettant au départ peu de nitrate, et en traquant des innovations, autrement dit les pratiques des champs où la qualité d’eau est au rendez-vous alors que l’agriculteur n’a pas adopté la pratique phare mise en avant. Associé aux observations d’azote absorbé, pour estimer l’azote disponible chaque année dans les systèmes de culture, le REH est essentiel aujourd’hui pour accompagner dans le changement les agriculteurs encore en échec.

Introduction

Plusieurs directives européennes ont été transcrites dans la législation mais leurs résultats sur la concentration en nitrate de l’eau restent médiocres en France :

  • en 2018-2019, la situation était loin des objectifs de qualité inscrits dans la Directive Nitrates (entrée en vigueur en 1991) et dans la Directive-Cadre sur l’Eau (entrée en vigueur en 2000) ;
  • l’analyse des tendances d’évolution montre une stagnation d’ensemble des résultats de qualité de l’eau (Gitton et al., 2020) : en 2020, 66 % des superficies du territoire métropolitain ont toujours une qualité des eaux affectée par le nitrate (polluée, eutrophisée ou susceptible de l’être) et cette situation s’accompagne, pour les acteurs, d’une perte de sens manifeste de la politique publique de maîtrise de la pollution de l’eau par le nitrate d’origine agricole (Gitton et al., ibid).

Pour réussir à relever ce défi de reconquête de la qualité de l’eau, il apparaît maintenant essentiel de travailler à la gestion du cycle de l’azote au champ en allant au-delà du raisonnement de la fertilisation azotée au printemps. Ainsi cet article aborde comment les mesures d’azote minéral dans le sol des champs agricoles, et en particulier du reliquat en entrée hiver (REH), peuvent éclairer les agriculteurs et leurs conseillers d’une part sur l’azote potentiellement lixiviable dans leurs champs et dans l’ensemble d’un territoire, et d’autre part sur le fonctionnement des sols en matière d’azote. À partir d’expérimentations réalisées en aires d’alimentations de captage, il explique comment l’usage du REH peut contribuer à l’apprentissage des acteurs de ces territoires à l’identification de pratiques innovantes limitant les pertes de nitrate dans l’eau et à une amélioration de la gouvernance de ces territoires ambitieux en termes de qualité de l’eau émise par les champs cultivés.

En France, des politiques publiques fondées avant tout sur une logique de moyens.

Pour s’attaquer à la pollution par le nitrate, des opérations incitatives comme Ferti-Mieux (figure 1) ont été mises en place de 1991 à 2002, avec une logique de moyens : elles prônent la « généralisation » des « bonnes » pratiques agricoles et notamment, le raisonnement de la fertilisation azotée (développé avec le COMIFER) pour essayer d’obtenir de l’eau de qualité, c’est-à-dire contenant peu de nitrate.

 

Figure 1. Affiche de l’opération Ferti-Mieux en Poitou-Charentes.

Ces bonnes pratiques de fertilisation azotée ont été fondées sur le raisonnement de la dose totale d’azote à apporter au printemps, calculée à partir de la méthode du bilan prévisionnel (Comifer, 2013), sur la base d’une mesure du reliquat d’azote minéral en sortie d’hiver (RSH).  Cette mesure est obligatoire depuis 2011 dans les exploitations situées dans les zones vulnérables délimitées en application de la Directive Nitrates. De nombreux outils de raisonnement de la fertilisation ont été développés pour opérationnaliser cette méthode du bilan prévisionnel, certains entrant dans la réglementation du plan d’action national de la Directive Nitrates. Cependant, Ravier et al. (2016) ont montré à quel point l’utilisation qui est faite de la méthode du bilan prévisionnel aujourd’hui comme outil réglementaire est entachée d’imprécisions.

Trois décennies plus tard, force est de reconnaître que les programmes d’actions nationaux (PAN) français (caractérisés par une logique de moyens) n’ont toujours pas donné de résultats probants.

Un pays européen a choisi une autre stratégie que cette logique de moyens basée sur le raisonnement des pratiques de fertilisation. Il s’agit de la Belgique, de la Wallonie en particulier, qui a développé une réglementation basée sur une logique tant de moyens que de résultats (Wouez, 2022 ; De Toffoli et al., 2022). Nous sommes bien ici dans une logique de résultats à atteindre par les champs : on ne s’intéresse pas tant aux pratiques agricoles qu’à l’impact qu’elles ont sur la qualité des eaux par le biais de cet indicateur d’azote potentiellement lixiviable qui donne une idée de l’azote minéral qui est susceptible d’être effectivement perdu avec les pluies hivernales.

Gitton et al. (ibid) se sont récemment intéressés à cette logique de résultats éprouvée en Wallonie et ont conclu leur synthèse sur l’importance de la reconnaissance d’engagements de collectifs territoriaux mobilisés sur des objectifs de résultats. Nous détaillons dans la suite de cet article comment une démarche inspirée de cette stratégie s’est déployée dans plusieurs aires d’alimentation de captage en France.

La logique de résultats expérimentée dans plusieurs aires d’alimentation de captage

Depuis 2012, en Bourgogne, la REGATE[1], la Chambre d’agriculture de l’Yonne, avec l’aide financière de l’Agence de l’Eau Seine Normandie et INRAE, avec l’aide de l’Agence Nationale de la Recherche (projet POPSY), puis de l’Office Français pour la Biodiversité, ont travaillé à l’usage de ces mesures d’azote minéral présent dans le sol en entrée d’hiver (REH), pour estimer l’azote potentiellement lixiviable. Ce travail s’est construit avec une trentaine d’agriculteurs d’un petit territoire (environ 2 000 ha) alimentant deux captages pollués par le nitrate, sources d’eau potable pour la ville de Brienon sur le cours d’eau de l’Armançon, en bordure de la forêt d’Othe (Reau et al., 2017a). Un projet local y a été co-construit entre les acteurs du territoire :

  1. le syndicat d’eau (la REGATE) a défini la qualité d’eau attendue au captage ;
  2. les agronomes ont traduit cette qualité d’eau en REH à ne pas dépasser dans les champs agricoles ;
  3. les agriculteurs ont proposé des pratiques agricoles permettant de ne pas dépasser ce REH et donc, à terme, la qualité de l’eau visée (figure 2).
Figure 2. Logique d’action du projet de l’aire d’alimentation du captage de Brienon.

Chaque année, pour vérifier l’atteinte des objectifs du projet local, le REH est mesuré (10 sondages par champ) en octobre-novembre sur 90 cm de profondeur dans une centaine des 500 parcelles du territoire de l’aire d’alimentation des deux captages. Conformément au projet local, il s’agit moins de suivre l’évolution des REH dans le territoire au cours du temps que d’observer dans quelle mesure le REH global du territoire est conforme à ce qui est attendu dans les champs, compte tenu de la qualité de l’eau attendue.

Depuis 2012, cette démarche a inspiré d’autres aires d’alimentation de captages dans les régions de Normandie, du Grand Est, des Hauts de France, de Bretagne, et du Poitou-Charentes comme en Bourgogne (Ferrané et al., 2020). Par exemple, récemment cela s’est traduit par la mise en place d’un paiement pour service environnemental à logique de résultats dans le département de l’Eure (Gratecap, 2022).

Voyons maintenant comment le REH est utilisé pour développer ces projets pour la reconquête de la qualité de l’eau à l’échelle de territoire.

Le REH au service des agriculteurs et du syndicat d’eau potable pour une eau de qualité

Les mesures de REH sont utilisées pour évaluer les résultats du territoire et des champs, mais aussi pour mieux connaître la dynamique de l’azote dans les champs. Chaque année, on identifie comment se situe chaque champ mesuré puis comment le territoire a réussi ou pas à avoir de faibles émissions de nitrate dans le « champ moyen ». Après cinq années de mesures, on a caractérisé la dynamique de l’azote dans la plupart des champs afin d’éclairer chaque agriculteur sur la diversité de fonctionnement de ses champs.

Analyse annuelle des résultats d’azote potentiellement lessivable comparés au champ

Dès le mois de janvier de chaque année, chaque agriculteur prend connaissance des REH mesurés dans ses champs deux à trois mois auparavant. Ces résultats sont comparés à ceux des autres agriculteurs, regroupés par précédent cultural. Les agriculteurs ont aussi accès à leur « classement » relatif en termes de résultat de REH, en référence au seuil de REH attendu (60 kg Nmin.ha-1 à Brienon).

La figure 3 présente les résultats REH de 2018, 2019 et 2020, après les cultures de blé d’hiver (Triticum aestivum) sous une autre céréale d’hiver ou en sol nu (suivis d’une culture de printemps). Le REH est très variable suivant les parcelles : certaines atteignent le résultat attendu à l’échelle du territoire (être au-dessous de 60 kg Nmin.ha-1), mais d’autres dépassent ce seuil. En 2018 et 2020, la plupart des parcelles étudiées avaient un REH plus élevé que le seuil et n’avaient donc pas atteint l’objectif, tandis qu’en 2019, la majorité des parcelles se situaient au-dessous de ce seuil.

 


Figure 3. REH après un blé sous une céréale d’hiver ou un sol nu en novembre 2018, 2019 et 2020 (chaque bâtonnet est le résultat d’une parcelle).

 

Cette première analyse « à chaud » permet à chaque agriculteur de se situer par rapport aux autres parcelles pour chacune de ses cultures ; ce qui est source d’émulation : sans qu’il sache précisément qui a atteint ou pas les objectifs recherchés[2], il voit néanmoins si d’autres ont réussi ou échoué et comment ses propres performances se situent à l’échelle du territoire.

Cette analyse le conduit aussi à identifier la diversité de ses résultats chaque année et à analyser les causes de cette variabilité (culture précédente, équilibre de la fertilisation, semis des couverts d’interculture piège à nitrate (CIPAN) et autres pratiques culturales).

Analyse annuelle de la qualité de l’eau émise par l’ensemble du territoire

Chaque année, les résultats de REH de l’échantillon de parcelles sont intégrés à l’échelle du territoire, sur la base des résultats par situation culturale. Le REH moyen de l’année pour le territoire est alors calculé. Ensuite, la lixiviation du nitrate est estimée à partir de la pluviométrie réelle de l’année, avec un simple modèle de Burns appliqué aux champs comme aux autres espaces du territoire (forêt d’Othe en particulier). À cette étape, la réussite du projet est évaluée du point de vue de la conformité du REH des champs cultivés, comme du point de vue des pertes d’azote par lixiviation. La concentration en nitrate de l’eau de percolation ainsi que les pertes d’azote moyennes dans les champs sont analysées avec les représentants des agriculteurs et le syndicat d’eau à la fin du printemps. Lorsque les pertes moyennes ne sont pas conformes, une analyse des causes est discutée avec les partenaires du projet afin d’en tirer les leçons pour l’avenir.

Analyse pluriannuelle des dynamiques de l’azote dans les champs des exploitations

Cinq ans après le démarrage du travail, le nombre de mesures de REH par exploitation agricole est devenu suffisant pour réaliser une estimation fiable de l’azote potentiellement lixiviable à l’échelle des principaux systèmes de culture des exploitations présentes sur l’Aire d’Alimentation de Captage (AAC) car toutes les cultures de la rotation ont fait l’objet d’au moins une mesure. Complétées par des observations et mesures d’azote absorbé par les cultures en été et en automne, ces données ont permis de faire un diagnostic du fonctionnement (en matière d’azote) des champs cultivés au cours de leur rotation.

La figure 4 présente ainsi les résultats dans une exploitation agricole avec élevage, au cours de sa rotation de cinq ans. Ils montrent un système de culture qui n’est pas conforme aux résultats attendus dans la mesure où quatre années sur cinq le REH dépasse le seuil de 60 kg Nmin.ha-1, sans que cela soit compensé par l’année où le REH est conforme (sous le colza).  Le REH moyen de cette exploitation est de 87 kg Nmin.ha-1. La quantité d’azote disponible estimée en additionnant le REH et l’azote absorbé en entrée d’hiver s’avère relativement régulière au cours de cette rotation, en se situant à un niveau élevé, entre 140 à 180 kg N.ha-1, avec une moyenne de 154 kg N.ha-1. Malgré un piégeage d’azote presque systématique dans la rotation (quatre ans sur cinq, sauf entre le blé et l’orge) et vraiment important trois ans sur quatre, il ne s’avère pas suffisant pour obtenir un REH moyen faible plus de un an sur cinq.

 

Figure 4. REH et azote absorbé au cours d’une rotation de 5 ans (colza+repousses / blé+CIPAN / pois / blé / orge) d’un éleveur de Brienon. Moyenne des valeurs mesurées de 2012 à 2016. La droite pointillée horizontale indique le seuil d’évaluation du REH.

Le diagnostic de ce système de culture a été approfondi avec cet éleveur qui a alors mieux compris le poids de la minéralisation de l’humus et de ses pratiques de fertilisation organique dans l’importance de l’azote disponible dans ses sols. Cette analyse l’a conduit à imaginer des solutions complémentaires (baisse de la fertilisation minérale, répartition des effluents d’élevage de l’exploitation sur un plus grand nombre de parcelles, adaptation des couverts, etc) qui lui ont permis d’obtenir de bons résultats de REH quelques années plus tard.

Usages du REH : gestion dynamique pour l’innovation ouverte et la réussite du projet

Au-delà de l’évaluation de l’atteinte de l’objectif « REH » à différentes échelles spatiales et temporelles, les diagnostics basés sur des mesures au champ ont été essentiels pour

  • d’autres apprentissages,
  • traquer des innovations,
  • mettre au point de nouvelles solutions,
  • la gouvernance et la gestion dynamique du projet.

Ces mesures et leurs analyses sont ainsi à la base de l’activité d’animation et de conseil gérée par l’équipe d’animation du projet de territoire.

Contribuer à l’apprentissage agronomique des agriculteurs et de leurs conseillers

Les informations sur l’état de l’azote dans leurs champs cultivés sont utilisées pour interagir avec les agriculteurs du territoire lors de différents rendez-vous. Nous en avons déjà évoqué deux :

  1. le rendez-vous personnalisé qu’a chaque agriculteur fin janvier avec un conseiller / animateur du territoire autour de ses résultats de REH (figure 3) qui lui permet de se situer et de construire un diagnostic des conditions d’échec, de réussite et des pistes d’amélioration dans ses champs ;
  2. le rendez-vous collectif à la fin du printemps au cours duquel est présentée une estimation du REH global du territoire qui donne lieu à une analyse collective des raisons de l’écart au seuil objectif de 60 kg Nmin.ha-1.

Le débat qui suit est l’occasion de revenir sur le fonctionnement de l’azote dans les sols ainsi que sur les conditions et facteurs de réussite des pratiques culturales déterminantes de la dynamique de l’azote.

Un troisième rendez-vous prend la forme d’un tour de plaine collectif dans le territoire à la mi-septembre afin d’évaluer le développement des couverts pièges à nitrate dans une sélection de champs qui sont visités, d’en faire un diagnostic, en allant jusqu’à essayer d’estimer le REH compte tenu de l’allure du couvert au moment de la visite. Chaque agriculteur est invité à donner son point de vue et son analyse sur chaque champ visité (Photo 1). La visite est aussi l’occasion d’un partage de savoir-faire entre les agriculteurs qui ont plutôt des champs réussis et ceux qui sont plutôt en difficulté.

 

Photo 1. Tour de plaine entre agriculteurs et agronomes en septembre.

Champ après champ, année après année, les observations et les mesures sont capitalisées dans une base de données mais aussi dans les têtes des agriculteurs ; la connaissance du fonctionnement des champs et du territoire dans son ensemble se précise. Cela a aidé la plupart des agriculteurs à adapter leurs pratiques.

Innover, identifier et mettre au point différentes façons de cultiver

Dès la première année du projet en 2012, quelques agriculteurs avaient des REH conformes à ce qui était attendu, en moyenne de leurs rotations, voire pour chaque culture de leurs rotations. Si certains appliquaient déjà bien les pratiques phares mises en avant dans le projet local (comme l’obtention de CIPAN bien développées), d’autres agriculteurs réussissaient à avoir un REH bas par d’autres voies, en ayant des couverts piégeant de façon plus modeste à l’échelle de la rotation.

La synthèse réalisée en 2020 (figure 5), à partir d’une analyse pluriannuelle, montre qu’il y a deux voies complémentaires pour obtenir un faible REH (moins de 60 kg Nmin.ha-1) à l’échelle de leurs systèmes de culture :

  1. un premier groupe de systèmes de culture (figure 5 – cercle de droite) est réussi parce que le piégeage moyen en automne se situe entre 30 et 50 kg N.ha-1. Sans ce piégeage, le REH n’aurait pas été assez faible pour être conforme à l’objectif fixé. Ce groupe d’agriculteurs applique en fait la stratégie mise en avant par les agriculteurs dans le projet local : ne pas forcément repenser la fertilisation mais se donner les moyens de capter l’azote minéral resté dans les sols grâce à des CIPAN bien développées.
  2. un second groupe (figure 5 – ovale de gauche) révèle un piégeage situé entre 15 et 30 kg N.ha-1 et un REH de moins de 40 kg Nmin.ha-1. Les résultats de trois de ces cas révèlent que ces parcelles n’ont pas vraiment besoin de réussir des couverts d’automne en dehors de la culture de colza car leurs sols contiennent peu d’azote minéral en été et automne.

 

Figure 5. REH et azote absorbé (moyenne des rotations des systèmes de culture des agriculteurs de Brienon (2012-2020). La droite horizontale précise l’objectif REH à ne pas dépasser.

L’analyse des résultats de ce second groupe révèle que ces agriculteurs pratiquent une fertilisation azotée économe en azote de synthèse au printemps, sans apport de matières organiques. C’est une autre stratégie que celle qui avait été mise en avant au moment de la construction du projet local.

Ces résultats montrent que d’autres choix de pratiques sont non seulement possibles, mais aussi déjà présents et réussis dans certaines exploitations. Ce repérage de solutions gagnantes et différentes par rapport à la pratique phare mise en avant dans le projet, conduit finalement à élargir la gamme de solutions gagnantes déjà éprouvées en exploitation agricole au sein même du territoire. C’est ici qu’un raisonnement construit sur une logique de résultats s’avère particulièrement intéressant : mettre en lumière la diversité des pratiques permettant d’arriver à un résultat satisfaisant pour la qualité de l’eau, ce qui redonne une certaine liberté de choix aux agriculteurs et donc du pouvoir d’agir.

Outiller la gouvernance du projet de reconquête de la qualité de l’eau

La gouvernance du projet est assurée par les acteurs du territoire (le gestionnaire de l’eau et les représentants des agriculteurs) avec la participation des financeurs comme l’Agence de l’Eau Seine Normandie. L’analyse du REH global à l’échelle du territoire est un élément important du bilan qui est réalisé chaque année à la fin du printemps. Ce résultat annuel est présenté en y associant cinq autres indicateurs à l’échelle du territoire au sein d’un tableau de bord (Paravano et al., 2016) :

  • deux pratiques concernant l’usage des repousses de colza et des couverts semés en interculture,
  • un état du territoire avec la superficie concernée par ces deux pratiques,
  • la moyenne des émissions d’azote sous forme de nitrate hors des champs et
  • la concentration en nitrate de l’eau des deux captages.

Ces indicateurs sont organisés suivant une logique de cause à effet. Sur cette base, chaque année, les résultats du territoire sont présentés en réunion de pilotage, afin qu’ils soient analysés en séance par l’ensemble des participants. Pour faciliter la compréhension et l’interprétation, les valeurs obtenues sont indiquées par un curseur sur une échelle avec deux seuils rappelant la valeur qui est attendue et la valeur qui reste acceptable, en délimitant ainsi trois classes de réussite. Suivant la position du curseur, le fond de la figure dans lequel s’inscrit l’indicateur est coloré avec la couleur associée à la classe ci-dessus.

La figure 6 présente ainsi le tableau de bord qui a été édité en 2014 à partir des observations et mesures réalisées en 2013. En cette première année de mise en œuvre du projet, la couverture des sols s’est nettement améliorée, mais elle n’atteignait pas les objectifs fixés. L’indicateur de qualité d’eau émise par les champs (fuites d’azote) atteignait tout de même les résultats attendus.

En analysant la cohérence d’ensemble des résultats de ce tableau de bord, les membres du comité ont compris que le REH du territoire était à peine en-dessous de 60 kg Nmin.ha-1, ce qui avait permis d’obtenir de faibles émissions de nitrate cette année-là. Ils ont saisi aussi que la concentration en nitrate restait encore assez élevée, car le délai de réponse de la nappe d’eau souterraine est supérieur à dix ans. Cependant, ce résultat encourageant avait été obtenu avec une surface en piège (ou pompe) à nitrate passable ; ce qui le rendait fragile car très sensible aux aléas du climat et à ses effets sur l’efficacité du piégeage de l’azote. Ce résultat passable provenait essentiellement des repousses de colza que les agriculteurs n’avaient pas laissé sur une surface suffisante. Sur cette base, le comité a décidé d’insister sur l’importance de piéger l’azote en été auprès de chaque agriculteur du territoire.

 

Figure 6. Tableau de bord de l’année 2013/2014. La couleur de chaque indicateur indique le niveau d’atteinte des résultats attendus : réussi en gris moyen ou vert, passable en gris clair ou orange, raté en gris foncé ou rouge. Ce niveau est obtenu à partir d’une variable quantifiée à l’échelle du territoire qui figure sur le curseur situé au-dessous.

Chaque année, le tableau de bord est ainsi décliné avec les résultats REH et d’autres indicateurs du territoire. Il donne ainsi à chaque acteur de la gouvernance une vision d’ensemble des pratiques mises en œuvre par les agriculteurs et des résultats obtenus, en les situant par rapport à ce qui était prévu ou attendu.

Chacun peut alors contribuer à l’analyse et au diagnostic de la situation à l’échelle du territoire, avant de participer aux choix des orientations à donner au projet pour l’année suivante. Le rôle de cet outil est aussi de contribuer au dialogue entre les représentants des agriculteurs, le gestionnaire de l’eau et le financeur.

Les déclinaisons successives du tableau de bord ont révélé des faiblesses du projet initial et des difficultés qui ont été corrigées pas à pas. En 2017-2018, soit cinq ans après le démarrage du projet, le tableau de bord de l’année (figure 7) illustrait la réussite de ce projet :

  • le REH et les quatre autres indicateurs du tableau de bord étaient que les années précédentes,
  • les cinq indicateurs avaient un résultat conforme aux attentes.

 

Figure 7. Tableaux de bord successifs obtenus de 2012/13 à 2017/18.

Discussion

Depuis 2017, le REH de l’AAC reste proche de l’objectif de 60 kg Nmin.ha-1. La qualité de l’eau aux captages n’a cependant pas vraiment évolué car le délai de réponse de la nappe souterraine est estimé de 15 à 20 ans.

Dans le processus de gestion adaptative de projet pour la qualité de l’eau (Prost et al., 2018), le REH est devenu l’indicateur pivot du tableau de bord. Il a d’abord permis aux agriculteurs de :

  • comprendre l’azote potentiellement lixiviable dans leurs systèmes de culture ;
  • identifier les champs qui émettent d’emblée de faibles quantités de nitrate grâce à des pratiques qui doivent être encouragées ;
  • cibler les champs où il fallait encourager à changer de pratiques.

Il a aussi conduit à faire le lien entre le gestionnaire de l’eau (qui pense en termes de concentration en nitrate dans les eaux) et les agriculteurs (qui pensent en quantité d’azote perdue) ; ce qui a favorisé le dialogue entre les acteurs du territoire.

Au départ, ce qui a mobilisé le collectif des agriculteurs du territoire, c’est la généralisation du piégeage de nitrate par les couverts d’été et d’automne y compris en interculture courte.  Il s’agissait d’une thématique motivante pour les agriculteurs qui explorent l’agriculture de conservation des sols.

La généralisation du piégeage du nitrate n’est cependant pas le seul changement obtenu et utile à la baisse des pertes d’azote. En effet, les mesures de REH ont conduit une partie des agriculteurs à être plus vigilants sur la fertilisation azotée en été et en automne (organique ou de synthèse). Ce type de fertilisation s’est développé en France pour substituer une partie des engrais P-K de synthèse par des apports organiques (Reau et al., 2017b).  Ces apports sont devenus une source non négligeable de pertes d’azote par lixiviation de nitrate.

En revanche, les changements ne semblent pas avoir vraiment concerné la fertilisation de synthèse au printemps : au départ, le manque de consensus entre agriculteurs a poussé leurs représentants à ne pas inscrire l’amélioration de cette fertilisation dans le projet local. Par la suite, le projet n’a pas observé de changements de ce type à l’exception d’un éleveur.

De plus, il est aussi probable que des changements de pratique dans la fertilisation azotée de printemps supposeraient d’élargir le tour de table du projet aux acteurs de l’approvisionnement en engrais de synthèse et du conseil technique, dans la mesure où les agriculteurs seuls ne disposent pas de toutes les « marges de manœuvre ». Mais cela complexifierait aussi la gouvernance.

Cette gestion de projet des aires d’alimentation de captage focalisée sur un objectif de résultat exprimé via le REH fait des émules dans d’autres captages de l’Yonne, comme ailleurs en Bourgogne et dans d’autres régions : Normandie, Grand Est, Hauts de France (Ferrané et al., 2020). Le développement de cette innovation dans la gestion des projets des aires d’alimentation de captage se heurte en particulier à la faisabilité des mesures de REH dans les sols caillouteux où les prélèvements en profondeur sont impossibles à la tarière, ou encore à l’aléa du début du drainage en climat méditerranéen à épisodes cévenols.

Conclusion

En s’inspirant de la Directive Nitrates telle qu’elle est déclinée en Belgique (Wallonie), l’aire d’alimentation de captage de Brienon (Yonne) a développé un projet géré avec une logique de résultats, basée sur l’estimation de l’azote potentiellement lixiviable à partir du REH.

Mesurés dans une centaine de parcelles (sur 500 environ), ces REH sont analysés à différentes échelles (temps et espace) :

  • annuellement : (i) pour comparer les parcelles ayant la même culture précédente et (ii) pour estimer le REH de l’ensemble du territoire et le risque de lessivage associé ;
  • à l’échelle pluriannuelle des rotations : pour estimer les performances des systèmes de culture et des exploitations agricoles.

Ces analyses identifient :

  • les agriculteurs qui ont d’emblée de bons résultats REH et dont les pratiques doivent être encouragées ;
  • les  agriculteurs qui n’obtiennent pas encore les résultats attendus et qui sont encouragés à changer leurs pratiques.

Par ailleurs, les agriculteurs ont pu mieux appréhender le cycle de l’azote dans leurs champs, comprendre les spécificités et la diversité du fonctionnement des champs entre exploitations mais aussi à l’intérieur de certaines exploitations.

Cette approche a permis aux conseillers d’innover en diversifiant l’offre de solutions pour obtenir de l’eau « propre » plutôt que de généraliser la « meilleure » solution dans une logique d’optimisation.

Ce travail a également été utile aux chercheurs en agronomie travaillant sur les méthodes de reconception des systèmes agricoles vers plus de durabilité.

Enfin, ces outils ont apporté aux gestionnaires de l’eau et plus globalement aux acteurs de la gouvernance, des moyens pour

  • orienter le projet dans une gestion dynamique et
  • décliner, année après année, des plans d’actions souples et exigeants.

Les résultats sont éloquents et prometteurs. Bien que l’eau puisée aux captages ne soit toujours pas de qualité (sans évolution notable pour l’instant), l’eau émise sous la zone racinaire des champs à l’échelle du territoire s’est fortement améliorée depuis 2010 et correspond à la qualité attendue.

Cette démarche de gestion dynamique fait des émules dans le nord de la France : un syndicat d’eau de l’Eure a récemment mis au point un Paiement pour Service Environnemental fondé sur le résultat de REH plutôt que sur la conformité des pratiques (Gratecap, 2022). Ainsi demain, on pourrait encourager financièrement les agriculteurs ayant fait la preuve de leur performance pour produire une eau de qualité (nitrate) dans leurs champs.

Le cycle de l’azote au champ est complexe et la gestion de l’azote repose sur une approche très systémique. C’est ce que soulignent certains auteurs qui insistent sur l’importance des diagnostics stratégiques et systémiques qui vont au-delà des raisonnements tactiques des pratiques culturales (Cerf et al., 2019).

Après avoir longtemps investi dans le raisonnement de la fertilisation azotée de printemps, les agronomes de l’azote envisagent-t-il d’investir ce champ d’innovation demain ?

Bibliographie

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  1. Régie d’Équipement et de Gestion de l'Assainissement et de Travaux des Eaux, le syndicat d’eau de la ville de Birenon-sur-Armançon (89).
  2. l’agriculteur n’a pas accès à la correspondance entre les numéros des parcelles et l’identité des exploitants au-delà de ses propres parcelles.

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Retours d’expérience autour du REH/RDD/APL Droit d'auteur © par Raymond Reau; Sarah Cohen; Claudine Ferrané; Laurette Paravano; et Lorène Prost est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.

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