20 Le logement intergénérationnel : réponse miracle au vieillissement ?

Face à l’augmentation du nombre de personnes âgées dans la population et, en corolaire, de la proportion de personnes en état de dépendance ou à risque de dépendance, nos sociétés doivent penser au défi du maintien de ces personnes en bonne santé. La structure du ménage familial dans lequel vivent les aînés est différente selon que l’on se trouve au sud ou au nord de l’Europe, à l’ouest ou à l’est, comme le montrent d’ailleurs d’autres chapitres qui abordent cette thématique.

En parallèle, une tendance à l’isolement se dessine pour nos aînés depuis quelques dizaines d’années, à intensité variable mais présente dans toutes les régions d’Europe. Cet isolement est quelque peu renforcé par la volonté de vieillir chez soi, le plus longtemps possible et en autonomie. Est-ce une image tronquée d’un vieillissement autonome qui apporterait un certain bien-être ? Une image ternie des maisons de repos, souvent considérées comme le dernier recours ?

Quelle est la structure, logement groupé ou ménage familial, la plus à même de garder les aînés en bonne santé ? Autrement dit, les décideurs devraient-ils accroître le nombre de chambres en maison de repos ou tout faire pour garder les personnes chez elles le plus longtemps possible ? Et comment ? De plus, n’existe-t-il pas d’autres options ?

Récemment, la crise économique de 2008 a révélé une troisième tendance, plus récente donc, qui ramène des enfants adultes au sein du ménage parental. Cette observation est le point central d’une étude parue en 20161 dans laquelle Émilie Courtin et Mauricio Avendano tentent de déterminer si ce retour dans le giron familial, au moment où le parent devient âgé, ne se fait pas au détriment de celui-ci, et s’il n’y aurait pas quelques leçons à retirer de cette expérience.

Dès le départ, cette association de deux générations peut apporter des retours positifs : si l’enfant rejoint le parent, probablement pour des raisons financières dans un grand nombre de cas, quelques économies et avantages financiers attendent les deux parties. De plus, soutiennent les auteurs, les parents âgés bénéficieraient d’une meilleure santé mentale, mesurée par le nombre de symptômes de dépression.

Les auteurs utilisent les données de SHARE sur trois vagues, s’étalant entre 2004 et 2010, de sorte à couvrir une partie de la crise financière de 2008. Au total, 50.043 entretiens de parents, étalés dans dix-sept pays2 dont la Belgique, ont été décortiqués pour s’attarder sur le thème des corésidences rassemblant au moins deux générations et à leur effet éventuel sur la santé mentale des aînés.

Le point de vue de la littérature scientifique sur le sujet est résumé par les auteurs assez simplement. Les effets potentiels d’un retour des enfants adultes chez les parents âgés sont tantôt positifs et tantôt négatifs, au-delà des aspects financiers déjà mentionnés. D’un côté, il y a de fait davantage de contacts entre parents et enfants, ce qui peut entraîner des bénéfices au moins pour la personne âgée : elle est davantage stimulée, par rapport à une personne âgée plutôt isolée, ce qui entraînerait des bienfaits au niveau des performances cognitives mais également en santé mentale et physique. Mais d’un autre côté, cette augmentation des échanges peut aussi entraîner tensions et conflits qui auraient des effets contre-productifs pour la personne âgée.

Si l’on résume le problème ainsi, reste à déterminer quel est l’effet qui, en moyenne du moins, l’emporte sur l’autre. D’autres continents ont bénéficié d’une séquence de recherches en la matière montrant pour certains pays un effet négatif, et positif pour d’autres. Cependant cette thématique n’a jusqu’ici pas attiré l’attention de beaucoup de chercheurs en Europe, sans doute par manque de données appropriées.

Avec les données de SHARE, les auteurs de l’étude que nous analysons ici tentent d’identifier si le fait d’habiter en corésidence avec un enfant adulte a un effet sur le nombre de symptômes de dépression chez l’aîné. Autrement dit, s’il existe un véritable lien de cause à effet.

Un premier constat, produit par l’observation des données statistiques, ne va pas dans le sens d’un effet positif, bien au contraire. En effet, sur le GRAPHIQUE 84, nous pouvons noter que la relation entre corésidence et santé mentale des aînés est négative. Dans les pays du nord et de l’ouest de l’Europe, la proportion de parents vivant avec des enfants adultes est faible, et le nombre de symptômes de dépression parmi ces aînés est également faible en moyenne. Dans les pays du sud et de l’est, c’est l’inverse. Davantage de situations de corésidences iraient de pair avec davantage de cas de dépression.

Les personnes âgées en corésidence avec des enfants adultes auraient donc en moyenne davantage de symptômes de dépression, mais selon les statistiques présentées par les auteurs, ces personnes ont dans le même temps également en moyenne moins de maladies chroniques, sont plus jeunes et reçoivent moins souvent de l’aide informelle pour des soins, par rapport aux parents qui ne vivent pas avec un enfant adulte sous le même toit.

Graphique 84 : relation entre la corésidence et les symptômes de dépression
Source : Adaptation des Appendices 1 et 2, É. COURTIN et M. AVENDANO (2016). SHARE (2004-2010), 50 ans et +.

Du point de vue socioéconomique, les corésidents ont plutôt un profil de personnes n’étant pas des plus à l’aise financièrement, avec des parents qui perçoivent moins souvent une pension de retraite et déclarent plus de difficultés financières, mais sont néanmoins plus souvent propriétaires de leur logement, tandis que les enfants adultes sont davantage à ne pas être en couple et être au chômage ou, de manière générale, en dehors du marché de l’emploi.

Comme mentionné plus tôt, les chocs économiques négatifs ont pour effet d’entraîner les enfants adultes à revenir dans le ménage de leurs parents, essentiellement pour des raisons financières. Partant du constat que les crises économiques augmentent le chômage, particulièrement celui des jeunes, les auteurs découvrent une relation assez forte : pour une augmentation de 1 % du taux de chômage des jeunes dans un pays donné, leurs estimations prédisent une augmentation de 0,5 % de la probabilité de corésidence intergénérationnelle dans ce même pays.

De plus, leurs modèles montrent qu’il existe un lien négatif entre corésidence intergénérationnelle et symptômes de dépression ! En effet, ils notent que corésider avec un enfant adulte réduit en moyenne les symptômes de dépression de 30 % par rapport aux parents qui ne partagent pas leur logement avec un enfant adulte. Le fait de corésider avec un enfant adulte pourrait donc entraîner des bénéfices pour la santé mentale des aînés.

Ce dernier résultat peut sembler paradoxal lorsqu’on le compare aux observations du GRAPHIQUE 84. Mais si ce graphique montre une tendance sur des données agréées par pays, les calculs économétriques sont basés exclusivement sur les données individuelles. La généralisation d’observations basées sur des résultats agrégés pour conclure sur des comportements individuels est trompeur et peut parfois être fausse. C’est un paradoxe connu du monde scientifique depuis 1958 sous le nom de « erreur écologique », terme attribué à Hanan C. Selvin3. Bien qu’il soit relativement rare d’avoir des résultats discordants, il est préférable de toujours vérifier, comme ce qui est réalisé ici, des tendances sur la base de données agrégées par des données individuelles.

En se basant sur les résultats de leur étude, les auteurs concluent en préconisant le développement de mesures qui encourageraient les échanges et les aides de toute forme entre les générations, telles que les corésidences, comme moyen de réduire le risque de dépression chez les aînés. De plus, ils mettent en garde contre la tendance actuelle consistant au maintien en autonomie chez soi le plus longtemps possible, car leurs résultats pointent que les personnes âgées isolées sont, en moyenne, plus vulnérables, aussi bien physiquement que mentalement.

Qu’en est-il des autres types de logements intergénérationnels ? Ceux qui rassemblent des générations sans lien familial ? Les auteurs ne s’y sont pas attardés, car ce n’est pas une question pouvant facilement être investiguée. Cependant, il ne serait pas illogique de penser que ce type de corésidence puisse bénéficier des mêmes effets positifs sur la santé.

 

Ce thème vous intéresse ? Nous vous proposons quelques statistiques complémentaires afin de continuer la lecture.

Ces statistiques sont tirées de la vague 6 de SHARE, dont les données ont été collectées en 2014-2015.

 

Au-delà de la corésidence, les données de SHARE peuvent nous apporter quelques éléments pour mieux comprendre la composition des ménages et la façon dont ceux-ci occupent leur logement.

Un premier aperçu, sur le GRAPHIQUE 85 ci-dessous, nous montre les différences importantes entre les pays européens en termes de propriété du logement au sein de la population âgée de 50 ans et plus.

Graphique 85 : pourcentage de ménages propriétaires de leur logement
Source : SHARE (2014-2015), 50 ans et +.

Nous y voyons que la statistique fluctue entre 50 % de propriétaires en Autriche à près de 90 % en Espagne, en passant par 74 % pour la Belgique, où les néerlandophones sont légèrement plus souvent propriétaires de leur logement que les francophones. La proportion moyenne des pays SHARE se situe à un peu plus de deux propriétaires sur trois.

Ces différences sous-entendent un attrait différent pour la propriété du logement à travers l’Europe. Elles sont sans doute expliquées en grande partie par des facteurs institutionnels, tels que des avantages fiscaux propres au pays ou à la région de résidence et qui favorisent l’accès à la propriété, sur les droits de propriété et les droits sur les successions en premier lieu. La mobilité professionnelle, propre aux nouvelles générations, ou des facteurs socioculturels jouent également un rôle et permettent d’expliquer l’origine de ces différences.

Sur le GRAPHIQUE 85, aucune tendance ne se dessine, bien que nous trouvions davantage de pays du nord, du centre et de l’ouest de l’Europe vers le bas du graphique (taux de propriétaires du logement plus faible) et des pays du sud et de l’est avec des taux plus élevé.

Qu’en est-il de la composition du ménage ? Nous avons parlé des corésidences d’au moins deux générations. Sur le GRAPHIQUE 86, nous observons la composition du ménage, toujours au sein de la population âgée de 50 ans et plus, en nous intéressant à trois catégories : les ménages composés de deux personnes en couple, ceux composés d’une seule personne, et enfin ceux qui incluent au moins une autre personne appartenant à une autre génération, au-dessus ou en dessous de la personne de référence.

Graphique 86 : type de ménage
Source : SHARE (2014-2015), 50 ans et +.

Les pays sur ce graphique sont classés en fonction de la proportion de ménages où au moins une génération différente (enfant, petit-enfant, parent) est présente. Cela va du pays qui est caractérisé par le taux de ménages composés de différentes générations le plus important (Pologne) à celui avec le taux le plus faible (Suède).

Comme dans la première partie de ce chapitre, nous observons davantage de pays du sud et de l’est de l’Europe avec des proportions élevées de ménages composés de différentes générations. À part le Luxembourg et l’Estonie, nous retrouvons ces groupes exclusivement à gauche (est-sud) et à droite (ouest-centre-nord) de la moyenne SHARE.

En Belgique, la proportion de ménages partageant le logement avec une autre génération est équivalent parmi les ménages francophones et néerlandophones interviewés dans le cadre de SHARE. La seule différence se situe dans la proportion de ménages composés d’une seule personne, 42 % pour les francophones et 36 % pour les néerlandophones.

Comment se portent financièrement les ménages répondant à SHARE ? Le GRAPHIQUE 87 présente leurs sentiments sur ce plan. La question posée concerne leurs éventuelles difficultés à clôturer leurs fins de mois.

Plus précisément, les pourcentages observés sur ce graphique correspondent aux ménages de 50 ans et plus déclarant rencontrer des difficultés « à joindre les deux bouts ». Les différences entre pays européens sont extrêmes : 11 % au Danemark et 86 % en Grèce.

Graphique 87 : ménages (%) éprouvant des difficultés à joindre les deux bouts
Source : SHARE (2014-2015), 50 ans et +.

En Belgique, les francophones éprouvent en moyenne davantage de difficultés que les néerlandophones. Nous retrouvons la séparation nord-ouest et sud-est, où le premier groupe de pays déclare moins de difficultés que le second.

Enfin, sur le GRAPHIQUE 88 nous nous intéressons également aux difficultés financières qu’éprouvent les ménages des 50 ans et plus.

Mais uniquement pour l’ensemble de la Belgique et pour l’ensemble des pays SHARE cette fois, en portant notre attention sur les différents types de ménages : les ménages composés d’un couple exclusivement, les ménages d’une personne et les ménages qui rassemblent d’autres générations, dont la personne de référence est seule ou bien en couple.

Graphique 88 : ménages (%) éprouvant des difficultés à joindre les deux bouts, par type de ménage
Source : SHARE (2014-2015), 50 ans et +.

Nous pouvons constater sur ce graphique que les couples et les personnes seules sans corésidence avec une autre génération déclarent avoir moins de difficultés à boucler leurs fins de mois. C’est en revanche parmi les personnes seules, sans partenaire, mais vivant avec au moins un corésident appartenant à une autre génération que nous trouvons une proportion élevée de ménages en difficulté, avec plus de 40 % des ménages de ce type en Belgique qui éprouvent des difficultés financières et plus de 60 % pour l’ensemble des pays SHARE.

 

Ce qu’il faut retenir

Une tendance croissante des dernières décennies, poussée notamment par la crise financière, ramène dans un certain nombre de cas les enfants dans le ménage de leurs parents. Ce retour des enfants adultes dans le ménage des parents peut avoir certains avantages pratiques, comme par exemple une gestion financière éventuellement plus facile en permettant quelques économies.

En plus d’avantages pratiques, les auteurs de l’étude trouvent également un effet bénéfique pour la santé des aînés. Ils montrent que corésider avec un enfant adulte réduit en moyenne les symptômes de dépression de l’ordre de 30 % par rapport à ceux qui ne se trouveraient pas dans cette situation.

Les auteurs mettent en garde contre la tendance au maintien à tout prix de la personne âgée dans son logement et plaident, au contraire, en faveur de mesures visant à encourager les échanges intergénérationnels. Ce serait pour eux un moyen d’éviter les risques liés à l’isolement et ses conséquences sur la santé.

 

L’apport de SHARE pour ce sujet

  • Son caractère longitudinal : les auteurs ont suivi les entretiens de plus de 50.000 répondants sur trois vagues successives de l’enquête, entre 2004 et 2010.

  • Son caractère international : dix-sept pays européens font partie de l’analyse. Pour chacun de ces pays, la population interrogée est représentative de la population âgée de 50 ans et plus.

  • La corésidence entre générations est un sujet d’étude important mais difficile à aborder. En couplant les informations sur la composition du ménage, mise à jour lors de chaque édition de SHARE, avec des informations sur la santé et les conditions de vie des répondants, les auteurs ont pu montrer l’effet bénéfique de la corésidence entre générations sur la santé mentale des aînés.

 

1 É. Courtin et M. Avendano, « Under one roof: The effect of co-residing with adult children on depression in later life », Social Science & Medicine, 2016, 168, pp. 140-149.

2 Les pays étudiés sont : Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Estonie, France, Grèce, Hongrie, Italie, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Slovénie, Suède, Suisse et Tchéquie.

3 H. C. Selvin, « Durkheim’s Suicide and Problems of Empirical Research », The American Journal of Sociology, 1958, vol. 63, n° 6. Ce paradoxe avait d’ailleurs été abordé dès 1950 : W. S. Robinson, « Ecological correlations and the behaviour of individuals », American Sociological Review, 1950, vol. 15.

Licence

Symbole de Licence Creative Commons Attribution 4.0 International

La vie après 50 ans Droit d'auteur © 2021 par Xavier Flawinne et Sergio Perelman est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.

Partagez ce livre